Aux sources de l’équilibre
Avant-propos
Au cours des dernières années, les ouvrages ont fleuri, qui exaltent la douceur, les couleurs et les traditions de Dombes. Preuve de l’intérêt récent et bien réel porté à une région et révélant d’un terroir ses complexités physique, géographique, administrative, historique, biologique et sociale.
Les paysages, les lumières, inspirent l’aquarelliste, partagé entre son chevalet et l’horizon.
Les traditions nées du travail de l’étang ont révélé des talents de conteurs et d’historiens.
Les ambiances des jours de pêche ont suscité la verve du poète. Elles interpellent le simple spectateur, séduit tout autant par l’esthétisme du traditionnel que par la convivialité de ses casse-croûte.
La même pêche rudoie pourtant les épaules arc-boutées en avant de la seillette, les bras qui arrachent le filochon palpitant à l’eau du gourd, les mains qui trient le « blanc» du « chat» par une eau toujours trop coupante.
Le cinéma y a tenté quelques incursions. Pas forcément des plus judicieuses ou des mieux perçues.
Un discours, maintenant institutionnalisé, décrit cette Dombes de rêve, une terre riche de traditions maintenues, sa douceur à vivre. Pourtant les Dombistes ont la fièvre et la Dombes souffre. De la fièvre des étangs, résurgence moderne aux accents environnementaux de la tristement célèbre « fièvre des marais » qui assommait le pays autrefois.
Un millénaire d’équilibres subtilement évolutifs s’achève par trois décennies de chamboulements écologiques majeurs, dont ce petit coin de France n’a pu et su ( ?) se préserver, contrairement à de superficielles apparences : les paysages autour de nous s’uniformisent, laissant peu de place à la spontanéité d’une diversité végétale indigène, et entraînant la faune sur la voie de sa banalisation.
Le pays n’est pas, et loin s’en faut, devenu avare de ses charmes. Mais est-il encore possible d’infléchir le sens et le rythme de son évolution ?
Dois-je donc, au jet de ces premiers mots, constats peu engageants, m’aventurer hors du terrain d’une Dombes que je connais le mieux, la Dombes vivante et naturaliste ? Plus précisément encore, celui de l’oiseau et de l’étang qui l’héberge, cette diversité et cette juxtaposition rares des peuplements végétaux et animaux ? Si au fil des lignes je m’expose dans les domaines touchant l’histoire, la sociologie, l’économie, ce sera pour tenter de mieux explorer les interactions qui ont présidé à cette évolution.
Un avis de plus « en ligne » sur les étangs et sur la nature, direz-vous. Pas seulement. Son principal objectif est de contribuer à nous faire prendre conscience de la vie qui bouillonne encore à notre porte. Mais aussi du potentiel qui s’échappe, vite, si vite, sans que, la plupart du temps nous ayons eu conscience d’une proximité aussi immédiate.
Une partie essentielle du devenir de la Dombes se joue désormais sur une course contre le temps.
Rendez-vous manqués
Pour qui vit la Dombes au quotidien et en profondeur la mutation est devenue palpable.
Au cours des vingt ou trente dernières années, ceux que l’on nomme les acteurs de terrain, professionnels de l’environnement et naturalistes, chasseurs et pisciculteurs, ont vu la faune évoluer. Une faune nouvelle apparaît, et sa vitalité passe rarement inaperçue, a fortiori lorsqu’elle s’opère au détriment d’un outil de production agricole, piscicole, forestier... A l’inverse, simultanément, la difficulté s’accroît à retrouver tel ou tel autre oiseau, là où il est censé revenir l’année suivante, fidèle à son site de reproduction. Selon les intérêts, il est des rendez-vous annuels que l’on redoute, et d’autres que désormais on manquera.
Les scientifiques peuvent détecter et parfois interpréter à une échelle quasi chirurgicale, des bouleversements profonds, subtils [1]. Leur rôle s’est longtemps arrêté au stade du constat. De témoins impuissants, mus par un indicible besoin, dans un contexte nettement plus à leur écoute, ils sont en passe de devenir, aussi, des acteurs de leur environnement.
On estime que les modifications d’un écosystème débutent très en amont de l’instant où le regard et même la science les détecte. La force de l’habitude, vraisemblablement.
Lorsqu’une haie a disparu, et que d’aventure – au sens littéral du mot !, on la replante, il lui faudra plusieurs décennies pour recouvrer la diversité de son peuplement. Cela prendra moins longtemps pour un arbre fruitier ou un saule que pour un chêne, pour qu’une cavité se creuse et accueille le Pigeon colombin, la Huppe fasciée ou la Chevêche.
Et pourtant, je ne puis (…)
Entretenir cette calme sagesse qu’il y a longtemps
Le grave maître athénien enseigna aux hommes
L’assurance de soi, la connaissance de soi, la tranquillité d’esprit
Pour voir passer la tête haute les vains fantasmes du monde.
Hélas ! Ce front serein, ces lèvres éloquentes,
Ces yeux qui furent le miroir de l’éternité,
Reposent dans leur propre Colone [2], une éclipse
A dissimulé la Sagesse, et Mnémosyne
N’a plus d’enfant ; et dans la nuit où elle avait prévu
Qu’il s’évaderait facilement, le hibou d’Athéna [3] lui-même s’égara.Oscar Wilde, Humanitad, 1881
En plaine, la Perdrix grise ne rappelle plus, ici, aux soirs de mai, et la Caille, exceptionnellement désormais, "paie ses dettes"à la moisson [4]. Là où ils étaient abondants autrefois, l’Alouette et le Vanneau n’appellent encore qu’à quelque lointaine référence…
Si devaient venir à disparaître une ou plusieurs de ces espèces, de celles qu’on ne voit plus à force d’être trop proches de nous, ou de celles dont on va jusqu’à oublier l’existence parce qu’elles évoluent dans le silence du plus sombre des marécages, ce serait inévitablement pour en parler, des années plus tard, à nos enfants et petits enfants, avec nostalgie.
Ce que font déjà nos pères.
Qui a une origine rurale a un aïeul chasseur et sait ce qu’il a vu, connu ; et regrette.
Aux générations montantes, nous devons autre chose que ces regrets.
La célèbrissime phrase d’Antoine de Saint-Exupéry
Nous n’héritons pas la Terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants...
est reprise dans maintes introductions de mémoires, dans maintes conclusions de discours [5]. On se souvient donc des mots, inimitables, mais qu’en est-il de l’esprit ?
La Nature nous a habitués à sa puissance régénératrice. Mais le passé, et plus encore le présent, nous apportent la preuve de notre propre capacité de destruction. Les regards médiatiques récents d'une part de Yann Arthus-Bertrand portés sur la beauté du diable depuis le ciel, d'autre part la Vérité qui dérange énoncée par Al Gore, sont édifiants.
Le legs de l’histoire
Il peut sembler incongru que, pour aborder une histoire de l’évolution des équilibres dits naturels, on puisse s’arroger quelques dérapages vers l’Histoire, l’officielle, et la plus récente aussi, non géologique mais socio-économique. La référence nous est apparue comme étant nécessaire. Elle peut conduire à une meilleure compréhension de nombre des évènements qui ont mené à l’exploitation des premières « léchères » naturelles, puis à l’élévation des chaussées qui matérialisèrent les premiers étangs. Elle démontre, que, sur le chemin de la diversité biologique (ou biodiversité), les modes d’exploitation de l’étang et de ses abords étaient amenés à évoluer. Et donc que la Dombes, ses étangs, sa faune, allaient changer.
Une entité, pour quelle identité ?
On l’a suffisamment dit et écrit, la Dombes, après avoir fait partie de l’Empire germanique [6], subi moultes invasions et conflits, fut un temps une entité administrative dotée d’un Parlement, ceci dès 1523. De 1560 à 1762, elle endossa pour partie, officiellement, le statut d’une Principauté, enchâssée entre ses puissants voisins bressan et savoyard, puis oppressée par la tentaculaire et toujours plus exigeante capitale des Gaules. Ce statut de principauté, remplissait vraisemblablement un rôle stratégique au contact d’un voisinage turbulent. Mais, finalement, ne déresponsabilisa-t-il pas quelques monarques de leurs obligations envers cette région « peu fréquentable et malsaine » qui n’avait pas spécialement la réputation d’enrichir le royaume ? Pouvait-elle devenir un enjeu stratégique ? Sa division physique même, ayant toujours laissé béer un isthme propre à favoriser le train des envahisseurs, ne pouvait engendrer que rivalités et tentations.
La fin d’un conflit connu localement sous l’appellation de « guerre des roitelets » s’acheva au 12ème siècle, lorsque, fatigués de guerroyer, les seigneurs de Baugé, de Beaujeu, et de Villars, se retrouvèrent sur les décombres d’une région dévastée qu’ils se partagèrent. « Tout soupçon d’unité disparaissait [7].
Les étangs n’existaient pas alors, et l’enjeu était autre.
Malgré la réalité de l’existence d’une entité naturelle définie géographiquement et géologiquement, malgré une identité culturelle forte essentiellement héritée des traditions liées à l’étang, la Dombes, encore très récemment, ne parvenait pas à asseoir sa légitimité culturelle, ni à affirmer sa cohésion. La Dombes peut se flatter de posséder plusieurs capitales parfois autoproclamées : une capitale historique (Trévoux), siège de l'Ancienne Principauté et de son Parlement, une capitale culturelle , Châtillon sur Chalaronne, une capitale géographique (Villars les Dombes), une capitale géographique (Villars les Dombes), et même une capitale spirituelle, haut-lieu de pèlerinage : Ars.
Selon certains schémas d’aménagement récents, elle se voit d’ailleurs encore partagée entre les régions agricoles voisines : Bresse, Plaine de l’Ain, Val de Saône [8]. D’autres constats tout aussi récents – enquêtes publiques et diagnostics de territoires, années 2005/2008 – reconnaissent une nouvelle fois l’entité géographique et a contrario l’absence d’une réelle unité sociale. Il semble qu’aujourd’hui, les nouvelles politiques environnementales, comme, simultanément, une volonté de valorisation de la production piscicole, puissent être à même de matérialiser une forme de cohésion basée sur des notions de terroir et de biodiversité.
La petite genèse de l’étang
Au 12ème siècle commencerait la véritable histoire des étangs.
Ils sont issus de la pauvreté chronique d’une région sans cesse piétinée par des soudards en armure , et fortement influencés par le Clergé. La terre manque de bras : les hommes ont été massacrés, ou enrôlés dans les troupes de passage. Dans sa mansuétude, pourtant, cette terre offre une alternative aux maigres rendements de sa production agricole : sa nature argileuse retient l’eau au creux des ondulations du plateau…Voilà les nouveaux garde-mangers, qui assureront une nourriture constante, à une époque où les jours de jeûne sont incomparablement plus nombreux que ceux de bombance !
A partir du 16ème siècle, se banalisera l’application de ce qu’on appellera plus tard la « coutume de Villars ». Elle autorise l’inondation de la propriété voisine à celui qui peut « sur ses propres terrains édifier une digue propre à retenir l’eau et exploiter le produit de la pêche ». La pratique de l'assec [9], si particulière à la Dombes en est un avatar : en un échange douteux de bons procédés, le propriétaire lésé par l'inondation de ses terres pourra en exploiter la mise ne culture tous les trois ou quatre ans. La notion de multipropriété apparaît.
Une passation culturelle orale
La Dombes n’a de cesse de publier ses « histoires », de la « grande » jusqu’aux plus petites, mais le plus souvent, la passation culturelle est orale. Il faut attendre la fin du 19ème siècle pour que les coutumes et usages de l'étang soient condensées dans le "Truchelut" ouvrage de référence encore de nos jours, et réédité en 1982. [10]. Ainsi l’histoire se forme, ainsi on la déforme, ainsi elle nous parvient, à la fois toujours la même et toujours différente, mais toujours mystérieuse. Pour peu que l’on se la laisse conter, il est difficile d’échapper à l’envie de s’approprier la culture locale, riche et complexe. La juxtaposition d’évènements multiples, énumérés selon une chronologie devenue approximative, contribue à la rendre difficilement accessible – sinon à quelques érudits. Origines des peuples, succession des invasions, partage des terres et des fiefs, origine des poypes et finalement des étangs.
Qui n’a encore entendu telle ou telle version à propos de l’étymologie même du mot « Dombes » et de l’origine de son « S » final ?». On ne trouvera dans mon propos aucune réponse à ces interrogations. Elles contribueront de longs temps encore, et malgré tout, à ne rendre jamais monotones les rencontres dans le « Pagus Dumbensis ».
Il vous faudra, si vous êtes plus curieux, consulter quelques ouvrages de référence… Toutefois, si je m’autorisais quelque présomption, je suggèrerais très respectueusement à nos Académiciens (les « nôtres », ceux de l’Académie de la Dombes), d’étudier la troublante concordance entre la « Dombes » (Dumboe) et les « Toumbos », appellations de mares sahéliennes : Maures et Sarrasins n’auraient-ils pu laisser leur empreinte de façon aussi indélébile que les glaciers ?
Le rythme de l’eau
Ici, parler du temps ne se limite pas à de simples mots d’accompagnement du bonjour matinal. On lui attribue autant d’importance que lui en accordent le pêcheur breton et le berger pyrénéen. En Dombes – soyons chauvins- le temps qu’il fait compte deux fois plus que dans les contrées où seules les terres sont cultivées. Ici, la pluie doit remplir l’étang à partir de novembre. Mais « il ferait beau et mieux de pleuvoir un peu et souvent, et surtout après les pêches ». Le stock d’eau une fois les pêches terminées au sortir de l’hiver, va conditionner la survie des poissons. Il empêchera peut-être l’eau de « tourner », envahie par les algues filamenteuses aux origines douteuses, lorsque les températures estivales, accélérant l’évaporation, exposeront l’épine dorsale des carpes à la morsure des prédateurs solaire ou aviens.
L’eau, encore, décidera pour partie de la physionomie de l’étang et de la variété de l’avifaune. L’automne venu, elle aura pu changer les donnes de la chasse : aura-t-elle favorisé la reproduction des canards de surface ? Celle des plongeurs ? Doit-on s’attendre à de beaux stationnements de sarcelles, de colverts et de vanneaux, de passages de bécassines ? A une jolie passée de morillons, milouins et nettes s’il ne gèle pas trop vite ?
Et si l’eau était « l’enjeu ». Les climatologues prédisaient il y a peu dans la presse régionale [11] un avenir méditerranéen à la Dombes.
On ne constate pas d'évolution significative de la pluviométrie. Au contraire le réchauffement est sensible et constaté tout au long de l’année : les mois d’été accusent la plus forte amplitude de l’évolution : 2,5°C de plus en moyenne, ce depuis 1964 [12]. Une baisse du bilan hydrique (effets conjugués de la pluviométrie et de la température) est prévisible. L’inéluctable n’étant pas une pensée admissible, la gestion optimisée de l’eau prend tout son sens : on sait l’obligation universelle. Et quoi qu’il en advienne, des efforts significatifs se doivent d’être consentis et partagés, depuis l’utilisation domestique, à celle de l’agriculture, dont la culture du maïs notamment est terriblement avide. L’alternative n’existe pas vraiment : un équilibre devra être trouvé, ou un choix être fait, entre une économie rentable, subventionnée –une agriculture exigeante- et des activités agro-alimentaires respectueuses du patrimonial universel. Techniquement, la gestion de cette ressource est désormais soumise aux exigences de la nouvelle loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006 (LEMA), inspirée notamment de la Directive Cadre Européenne sur l’Eau (DCE).
- A propos de subtilité et de chirurgie : dans le livre « Mémoires de Dombes » Charles Catimel et Henri Desmonceaux s’interrogent sur le devenir des sangsues dont autrefois la Dombes regorgeait, et que la médecine utilisait : les auteurs parlent des produits phytosanitaires… Ils citent également un chirurgien du 17ème siècle qui lie la sangsue à l’élevage bovin ou équin. [↩]
- Colone : bourg de l’Attique, patrie de Sophocle. [↩]
- Le nom complet de la chevêche est « Chevêche d’Athéna », la déesse dont elle est la compagne de tous les instants. [↩]
- Allusion faite au chant de la caille, dont l’onomatopée donnerait « paye tes dettes, paye des dettes ! » [↩]
- Et même dans des plaquettes de sensibilisation au tri sélectif des ordures ménagères [↩]
- Par le traité de Verdun en 843 [↩]
- George Hemlinger : La Dombes, mère et fille l’eau », La Taillanderie, 1996. [↩]
- Allusion aux contrats de développement, SCOTS, etc. [↩]
- assec : assèchement de 'étang qui intervient en moyenne, actuellement, après quatre années d'eau : 18 à 20% des étangs sont en assec annuellement [↩]
- Rivoire A- 1982- Coutumes et Usages des Etangs de la Dombes et de la Bresse, Ed. de Trévoux [↩]
- Lyon Mag, date et n° ? [↩]
- Bernard A. et Lebreton P., 2007, Les Oiseaux de la Dombes : une mise à jour, édit. Académie de la Dombes et Fondation Pierre Vérots
[↩]