Dombes, d’hommes et d’oiseaux La passion de la Dombes

9jan/11Off

Visiteurs venus du froid

Voir aussi mes deux albums photos éponymes : "Visiteurs venus du froid" et "Visiteurs venus du froid (2)".

Lorsque les Environnementalistes sont moroses, les Naturalistes eux ont toujours de quoi voir la vie, simplement, en rose. Car, quelle que soit la marche du temps, quelles que soient les évolutions de la biodiversité, dont les plus attendues restent invariablement négatives, un lieu géographique donné apportera toujours son lot de nouveautés, de raretés, parfois d'incongruités ornithologiques. Le Biologiste est supposé avoir un vision élargie des interactions qui ont une incidence sur la distribution et les tendances démographiques des espèces.

Ce qui aujourd'hui est considéré comme un phénomène occasionnel ou exceptionnel comme l'arrivée dans une région d'une espèce inhabituelle, pourrait à terme devenir la normalité : ainsi évolue la vie, qu'on la pousse ou non dans telle ou telle direction. Ces thèmes sont abordés dans deux autres articles : "En hiver" et "L'évolution des populations d'oiseaux".

L'hiver 2010/2011 laissera une trace dans les annales locales et pas seulement parce que notre pays aura été comme  paralysé par quelques flocons, ce qui somme toute change peu à la relative rudesse des hivers tels que perçus habituellement par les Dombistes, du moins lorsque non manipulés par des médias en talons aiguilles et escarpins. En fait la vague de froid qui a déstabilisé l'Europe a également poussé son lot d'oiseaux migrateurs bien au-delà de leur distribution hivernale normale.

Le Cygne chanteur Cygnus cygnus, le Cygne de Bewick Cygnus bewickii sont de ces touristes venus du froid.

La Buse pattue Buteo lagopus également. Cette dernière que nul autre qu'un ornithologue confirmé pourra extraire de la masse des buses variables Buteo buteo, autrement dit notre buse "commune", visibles depuis le bord de nos routes, plus commune d'ailleurs en hiver qu'en été,  nous gratifie de sa présence pour un second hiver consécutif : en 2007, le CORA ne recensait que 3 citations datant de 1948, 1983 et 1988 !

Avant Noël 2010, deux Cygnes de Bewick sont observés au Plantay (01). Du 15 au 20 janvier précédent deux "Bewick" avaient déjà fréquenté la Dombes (Monthieux). La Dombes totalise une quinzaine de mentions depuis 1966 (A. Bernard/CORA-Ain). Le Cygne de Bewick est un hivernant régulier en France depuis 1960 environ. Ses effectifs demeurent néanmoins modestes, navigant entre cent et deux cents oiseaux, répartis notamment entre la Camargue, les lacs et étangs de Lorraine (Forêt d'Orient) et de Champagne (Der-Chantecoq).

Mais 2010 marque surtout un hivernage exceptionnel du Cygne chanteur en Dombes ! C'est la 6ème mention locale de cet oiseau. La dernière remontait à 1998, et au mieux, 7 oiseaux étaient notés au Plantay en 1985 (A. Bernard/CORA-Ain). Cette fois il s'agit d'un groupe de 12 oiseaux. Cet effectif a de quoi être exceptionnel : le Cygne chanteur, bien qu'étant également un hivernant régulier dans notre pays ne totalise qu'occasionnellement une centaine d'individus essentiellement répartis entre les lacs lorrains, champenois et le cours du Rhin.

Des cygnes chanteurs dans un colza

Cygne chanteur

Un afflux de ces deux cygnes septentrionaux en France est le plus souvent lié à un épisode météorologique hivernal particulièrement rigoureux sur leur aire d’hivernage habituelle, très globalement située sur les pays à la périphérie de la Mer du Nord. Les deux espèces se reproduisent essentiellement dans la toundra arctique, le Bewick étant encore le plus septentrional des deux, se cantonnant aux confins de l'Océan Glacial Arctique (Nouvelle Zemble par exemple), le Cygne chanteur se reproduisant plus au sud déjà, en Suède.

Cygne de Bewick

Cygne de Bewick : bien plus petit que le Cygne tuberculé ; bec plus noir que jaune

La présence simultanée de ces deux oiseaux est donc un véritable événement en Dombes. Même si cette région est plutôt coutumière d’hivers plutôt rigoureux, dus à sa situation géographique, et pouvant paraître amplifiés par leurs atteintes physiques sur les paysages : le gel fige les étangs de Dombes 2 à 5 semaines par an. Il n’y a pas si longtemps, au cours de l’hiver 2005/2006, qui avait plus marqué les esprits par son noir épisode d’Influenza aviaire, les étangs n’avaient pas dégelé durant plus de 40 jours d’affilée.

Pour les ornithologues, la recherche annuelle constante et hypothétique de cygnes « au bec jaune » mêlés au millier de cygnes tuberculés constamment en Dombes (au bec orange) est cette fois récompensée. Et pourtant les visiteurs ne se trouvent peut-être pas là où on les escomptait.

Cygne chanteur

Cygne chanteur : grand comme un Cygne tuberculé ; bec plus jaune que noir

Le groupe de cygnes sauvages (autre appellation du Cygne chanteur) arrive en Dombes aux environs de Noël selon la Fédération Départementale des Chasseurs de l’Ain.

Il se cantonne à la périphérie orientale du plateau : moins riche en étangs, ce secteur est moins fréquenté par les ornithologues qui localisent le groupe au cours de la 1ère semaine de janvier (Rémi Rufer). Les oiseaux pâturent sur une parcelle de colza sur la commune de la Tranclière : un comportement terrestre habituel pour cette espèce sur ses lieux d’hivernage. Ils y reçoivent un certain nombre de visites : en effet, à quelques kilomètres près, on n’est bien moins habitué à la présence du cygne qu’en Dombes centrale. La confusion avec le Cygne tuberculé est probable : à l’exception des naturalistes, peu de gens se promènent équipés de jumelles et par ailleurs qui penserait à un « autre » cygne ?

A ceci près qu’en Dombes, au contraire de nombreuses autres régions où il est impliqué dans des déprédations sur des parcelles cultivées, le Cygne tuberculé quitte rarement le domaine aquatique.

Le groupe se lève plutôt mollement au passage d'un engin agricole, et même à l’approche d'un couple bien intentionné venu leur donner du pain. Je tente d’éviter leur fuite par une intervention la plus discrète possible, quelques appels de la main par la fenêtre de mon véhicule. Et informe les visiteurs de la rareté de leur propre observation.

Cygnes tuberculés

Cygne tuberculé (commun) : grand, une silhouette typique, un bec orange vif avec une excroissance charnue à la base

Deux jours plus tard ils se trouvent en matinée sur un étang de Chalamont 11km au sud-ouest (Benmergui/ONCFS), et l’après-midi, km à l’est de l’étang se nourrissant sur un chaume de blé (Laporte & Dej/ONCFS, Guillaume Gayet). On peut encore les y observer au 12 janvier.

Entre le 21 et le 28 janvier ils sont cantonnés sur la limite communale séparant Chatenay de Villette-sur-Ain, sautant d'une parcelle de colza à l'étang gelé proche. Et puis ils disparaissent, retournés semble-t-il  vers des contrées éloignées où glaces et neiges auront perduré.

Cygnes chanteurs sur un étang dombiste gelé

Fin janvier, les cygnes sauvages alternent entre une parcelle cultivée et l'étang voisin gelé

Cygne chanteur et Cygne tuberculé sur un étang gelé

Cygne chanteur et Cygne tuberculé se cotoient à nouveau sur cet étang de Villette (Ain)

Mais là ne s'arrête pas cette chronique qui aura une suite inattendue.

Voici donc qu'un soir de juin 2011, le 7 exactement, je m'arrête sur un étang de Villette. Un couple de cygnes sommeille à proximité d'un distributeur de grains, sur la berge qui me fait face.

Couple de cygnes chanteurs

Deux cygnes se reposent sur la berge de l'étang...

Quoi de plus normal. Coup de jumelle balayant, semi-circulaire. Retour sur image : un doute. Les cygnes ne sont pas des "tuberculés" logiquement attendus ! Il s'agit bien de 2 cygnes chanteurs ! Plus insolite encore, un couple même, qui quittera sa berge, gagnant le centre de l’étang où il se gavera de potamot pectiné. Mieux, les cygnes vont parader, "chanter". Un indice de reproduction inédit sous nos climats.  Coup de fil à un ornithologue référent : Pierre Crouzier. Il  arrive un peu plus tard sur les lieux et assiste aux mêmes démonstrations. Nous ne trouvons pas de nid. Juin : c'est tard pourtant, et si nid il devait y avoir... Deux jours plus tard les oiseaux sont encore sur l'étang.

Les cygnes chanteurs paradent, dans l'Ain. En juin !!!

Deux cygnes chanteurs se nourrissent de potamot

Le couple de cygnes chanteurs se gavent de potamot pectiné

Mais ce sera la dernière observation les concernant. Avons-nous hâté leur départ, ou plutôt leur fuite ? Quel autre élément perturbateur sinon ce couple de cygnes, classiquement "tuberculé" cantonné - tardivement : subadultes , nidification échouée sur un autre site ? Un propriétaire d'étang aurait-il fait la différence entre ces oiseaux et un couple de cygnes tuberculés ? Quel lien entre ces cygnes chanteurs et ceux arrivés en Noël 2010... Sinon que l'étang où ils ont du se cantonner plusieurs semaines durant au moins avant qu'ils soient détectés n'est distant que de quelques centaines de mètres du lieu de leur dernière observation hivernale ?

20déc/10Off

« Indésirables »

Le Grand Cormoran

Faux air de rapace ou allure cornélienne – référence faite à l’oiseau, pas au dramaturge, quoique… – cri discordant, sombre, apparemment (seulement) monochrome et terne, jusqu’à l’odeur, âcre. Le Mal en somme, ou bien le turbulent rejeton d’Odin et de Vouivre ?

En Dombes, avant tout et avant tous les autres le Grand cormoran Phalacrocorax carbo est l’oiseau de mauvais augure. Il a presque réussi, là ou d’autres ont échoué, à faire l’unanimité ou peu s’en faut contre lui : quelque chose comme le prix citron [1] des oiseaux. Un temps, il a même failli faire oublier le commensalisme quelque peu encombrant d’autres piscivores...

Une fois de plus, tout le monde ne peut avoir un regard identique, une même perception de l’oiseau, le poète, comme le naturaliste, comprendra le pêcheur. A distance de toute velléité provocatrice, sortons de son contexte cette phrase de Baudelaire :

Il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid (dans l’habit d’une époque), que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu’elle soit [2].

Et rapprochons-là, de ce regard porté par Victor Hugo, sans jumelles ni grief :

Sont-ce des cormorans qui plongent tour à tour,

et coupent l’eau, qui roule en perles sur leur aile ? [3].

Toutes les régions piscicoles européennes sont confrontées à l’expansion du Cormoran.

Il surprend tout le monde à la fin des années 80, lorsque des vols s’abattent par centaines sur les étangs, presque sans signe avant-coureur. Les bagues qu’ils portent nous indiqueront que plus de 80% proviennent de Scandinavie (Suède, Danemark, Finlande), d’autres arrivant d’aussi près que de Suisse ou d’aussi loin que de Sibérie.

De moins de 15000 en 1983, l’effectif hivernal national est passé à 80 000 individus à la fin des années 1990.

Au cours des années suivantes, c’est moins la sous-espèce littorale qui se distingue, que la sous-espèce continentale. Les effectifs nicheurs de la 1ère sont stables, limités à quelques départements côtiers, et régressent même au cours de la période 2003/2006. La 2nde subit une poussée exponentielle : apparue en 1981 à Grand-Lieu en Loire Atlantique, elle a colonisé le tiers des départements français, en près de cinquante colonies et 4097 couples en 2006, d’après Marion.

Son déclassement de la liste des espèces intégralement protégées a permis aux préfectures de plusieurs départements concernés par son impact sur les peuplements halieutiques de mettre en œuvre des mesures de régulation : par tir , par effarouchement. Dans l'Ain un Arrêté Préfectoral de mai 2010 définit désormais les conditions et modalités d'intervention sur les colonies reproductrices (exclusivement par des agents de l'ONCFS) afin de freiner la dynamique démographique des populations locales récemment sédentarisées.

Cette décision émane d'une réflexion collective dont l'objectif est de se reconcentrer sur les enjeux patrimoniaux et biodiversitaires de la région, dans l'esprit de l'application des directives environnementales.

L'origine des oiseaux bagués observés en Dombes...

...témoigne de la dynamique démographique continue des populations du Nord de l'Europe

Ce même collectif est conscient des limites de cette mesure, au vu d'une autre dynamique, toujours vive, celle des populations de cormorans nord-européens, qui pourraient continuer d'alimenter encore régulièrement les populations hivernales et printanières en Dombes.

Population actuelle : Le Grand cormoran se reproduit avec succès depuis 2007. Trois colonies totalisent entre 50 et 60 nids au printemps 2009.

Le Cygne tuberculé

Antithèse du cormoran, "infiniment plus gracieux", aussi blanc que l’autre est noir, aussi végétarien que l’autre est piscivore, il bénéficie de longs siècles d’une respectueuse considération, d’une culture manichéenne du symbolique, d’associations positives remontant à la mythologie et exprimées dans des domaines artistiques et spirituels.

Le blanc EST le bien.

Mais, aussi bien la rareté devient rapidement, à tort ou à raison, synonyme de beauté, autant sa contemporaine et soudaine abondance nuit désormais à sa quasi-biblique symbolique de pureté.

Le Cygne tuberculé Cygnus olor poursuit son bonhomme de chemin, colonisant sans hâte ni heurt étang après étang, d’une palme puissante, et sans réelle inquiétude :

...Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;

J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;

Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris [4] [5].

Le Cygne tuberculé est le plus lourd oiseau européen, un des plus lourds oiseaux volants. Lorsqu’une espèce aussi imposante se développe aussi vigoureusement, surtout après que d’autres l’eurent précédé, on commence de s’inquiéter.

Incidemment, on retiendra, à nouveau, le caractère toujours ressenti comme « soudain » d’une expansion...

La tentation de meubler les plans d’eau par sa présence, spectaculaire et permanente, son statut de protection, mais également la disponibilité de ressources alimentaires, souvent nouvelles et lui assurant un meilleur taux de survie hivernale, sont à l’origine de la fixation, puis de l’accroissement des populations reproductrices du Cygne tuberculé.

...Une considération collective positive, un attrait indéniable pour un oiseau "accessible" au plus grand public

Le Cygne est responsable de dégâts aux cultures dans plusieurs régions de France. Ces dégâts sont avérés et mesurables.

En Dombes, les rassemblements d’oiseaux non reproducteurs au printemps, comme les grands groupes hivernaux, concernent saisonnièrement et annuellement une douzaine d’étangs, mais leur caractère spectaculaire retient évidemment toutes les attentions, alimentent la conversation depuis l’environ de la balance romaine et jusque sur la place publique : territorial, « il empêche l’installation des canes (cf. plus haut) », herbivore exigeant, « il détruirait les herbiers où se fixe le frai ».

Des rassemblements importants en hiver ; quel rôle envers les autres oiseaux hivernants : compétition ?

...ou commensalisme ?

Au démarrage de la végétation aquatique, un vraisemblable impact local, pour le moins.

Sauf exception, dans cette même région, le cygne se nourrit exclusivement en milieu aquatique. A raison de 3 à 4 kilos de nourriture végétale fraîche quotidienne, on ne peut écarter une possibilité d’impact sur les herbiers aquatiques – et donc le frai -et une concurrence avec le reste de la biocénose.

Quelle que soit la part - inchiffrable - de la reproduction spontanée des poissons dans les étangs de pêche réglée, la comptabilité piscicole considère presque uniquement le différentiel entre ce qui est « mis » et ce qui est pêché. L’alevinage et la croissance des alevins sont essentiellement assurés en bassins de moins d’1 hectare.

Or les études les plus récentes démontrent que le cygne délaisse les petits étangs : en 2009 on compte en moyenne 3 couples pour 100 étangs de moins de 5 hectares. Ces étangs représentent plus de 50% (env. 800 étangs) du parc dombiste.

Le cygne, comme le cormoran, fait partie de ces espèces dont la dynamique démographique posant problème, font évoluer la réglementation. Sur quelle base se fonder pour limiter l’expansion d’une espèce protégée par les textes ? Quels impacts leur imputer et comment les chiffrer ? Plusieurs départements ont édicté des mesures – des arrêtés préfectoraux -d’effarouchement, de régulation des pontes, voire des oiseaux adultes.

La population nationale comptait 400 à 500 couples en 1992. A la fin des années 90, au regard de l’évolution de la seule population nichant en Dombes, cet effectif est nettement dépassé.

Quel comportement du cygne envers les autres oiseaux d'eau ? Territorial ? Antagoniste ?

Population actuelle :

Le 1er cas de nidification semble remonter à 1976 (Jean-Yves Fournier/ONCFS).

La population estivale totale avant éclosions est stable entre 2006 et 2009 : elle est estimée à un millier d’individus comprenant environ 200 couples et 500 à 600 immatures.

Cette population, augmentée de la production annuelle, serait assez fortement sédentaire du fait des disponibilités alimentaires hivernales sur place : reliquats des cultures d’assec sur les étangs). L’arrivée d’oiseaux exogènes (?) peut augmenter significativement le contingent hivernal, notamment en période de grands froids, pouvant le porter d’un effectif de 1200 ou 1300 individus (la population adulte, subadulte et les jeunes de l’année) à près de 2000 (hiver 2005/2006).

Toutefois, la population automnale s’est accrue annuellement de 17% de 1991 à 2009. (ONCFS)

Des nichées entièrement grises : une origine sauvage...

Des nichées entièrement blanches, de cygnes dits "polonais" : un signe de domestication ?

...et des nichées désormais métissées !


  1. Prix décerné par la presse à la personnalité qui lui a réservé son accueil le plus désagréable ! []
  2. BAUDELAIRE, Le peintre de la vie moderne, 1863, chap. IV []
  3. V. HUGO, Les Orientales, 1829, X []
  4. On appelle également le Cygne tuberculé "Cygne muet" []
  5. BAUDELAIRE, extrait de « Les Fleurs du Mal : la Beauté » 1857 []